Série « Les monstres n’existent pas », épisode 2
Il y a quelques années, j’ai écrit un texte dans lequel je m’indignais du fait de s’autoproclamer « mauvaise mère ». J’y voyais un aveu des fautes que nous n’avions pas commises et une forme d’autoflagellation un peu hypocrite. Et puis, je suis allée au festival Very bad mother. J’y ai acheté un t-shirt noir avec le nom du festival écrit en lettres dorées, en me disant que je ne le porterais pas. Mais un jour que je n’avais plus rien à me mettre, je l’ai porté. Au travail, certain·es collègues m’ont questionnée avec un petit rire gêné : « Mother, ok, mais pourquoi very bad ? » C’est une bonne question. Dans une société qui mystifie les mères, bonnes et mauvaises, en quoi se revendiquer mauvaise mère constitue-t-il un acte materféministe ?
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Symbole de la folie et de la monstruosité
Les mauvaises mères fascinent, à commencer par la première de toutes, Médée, un des pires personnages de la mythologie grecque. Pour avoir aidé les Argonautes, menés par Jason, dont elle est éprise, dans leur quête de la Toison d’or, elle est bannie de sa Colchide natale avant d’être délaissée par Jason qui lui préfère une autre femme. Anéantie, elle poignarde Merméros et Phérès, les deux enfants issus de son union avec Jason.
Comme l’explique Marie Carrière, dans Médée protéiforme, une étude sur les réinterprétations du mythe de Médée dans la littérature féminine contemporaine, Médée, c’est la « mauvaise mère par excellence ». D’ailleurs, sa figure est volontiers convoquée dans les affaires d’infanticide comme symbole de la folie et de la monstruosité. Par leurs actes inexplicables (et parfois inexpliqués), les Dominique Cottrez, Véronique Courjault, et autres Fabienne Kabou, dont l’histoire a inspiré Saint-Omer, le film d’Alice Diop récemment primé à la Mostra de Venise, ces mauvaises mères paradigmatiques servent de repoussoir pour toutes les autres mères et la société toute entière. Face à ces femmes monstrueuses, nous sommes forcément « suffisamment bonnes ».
Bad mothers everywhere
Mais nul besoin de tuer son enfant pour être une mauvaise mère. Si celles qui assassinent, abandonnent, violent ou maltraitent sont unanimement condamnées, beaucoup d’autres mères sont frappées du sceau de l’infamie. Il y a celles, par exemple, que l’on accuse de trop aimer, ou pas assez, au point de rendre leurs enfants autistes (merci Monsieur Bettelheim). Il y a celles que l’on soupçonne d’utiliser leurs enfants pour se venger de leurs ex-compagnons, les accusant d’un syndrome d’aliénation parentale, dont on sait qu’il n’a aucun fondement scientifique, mais qui continue d’être plaidé dans les tribunaux. On retrouve là Médée et sa folie vengeresse. Et puis il y a celles, finalement très nombreuses, qui n’entendent pas se sacrifier totalement pour leurs enfants. Et celles, tout aussi nombreuses qui, au contraire, « s’oublient ». Celles qui galèrent, celles qui regrettent, celles qui souffrent. Celles qui parlent et celles qui partent. Celles qui avortent. Celles qui font des enfants « pour les allocs ». Celles qui font des enfants toutes seules. Celles qui ne sont pas des femmes. Celles qui n’aiment pas les hommes. La mauvaise mère est polymorphe et se loge au creux de chaque utérus, prête à surgir.
Nous sommes toutes des mauvaises mères en puissance.
« Madame, quoi que vous fassiez, vous ferez mal. »
En quête de mauvaises mères célèbres, je tombe sur Bardot. Brigitte Bardot, actrice adulée, considérée, dans sa jeunesse, comme la plus belle femme du monde, n’a jamais voulu être mère. Elle a avorté clandestinement deux fois. La deuxième, elle faillit en mourir. Mais elle était prête à le refaire. Seulement, la troisième fois, aucun médecin n’a accepté, alors elle s’est résolue à garder l’enfant. En 1996, elle publie Initiales B.B., autobiographie dans laquelle elle dépeint une grossesse cauchemardesque, prélude à une maternité regrettée : « C’était comme une tumeur qui s’était nourrie de moi, que j’avais portée dans ma chair tuméfiée, n’attendant que le moment béni où l’on m’en débarrasserait enfin. Le cauchemar arrivé à son paroxysme, il fallait que j’assume à vie l’objet de mon malheur. » Des propos qui lui vaudront un procès de la part de son fils pour atteinte à la vie privée et seront reconnus par le tribunal de grande instance de Paris comme des « révélations injurieuses et choquantes ». Elle ne faisait pourtant que partager un ressenti intime. Mais d’intimité, B.B. n’en a pas. Elle est un mythe, une icône, un archétype : la femme fatale, la femme enfant, la mauvaise mère.
C’est parce qu’elles sont mauvaises que nous sommes bonnes
Pour Jane Swigart, psychologue américaine et autrice, en 1990, de The Myth of the Bad Mother, « le mythe de la mauvaise mère est la photographie en négatif de l’autre mythe, celui de la mère parfaite qui se donne entièrement à ses petits ». C’est parce qu’elles sont mauvaises que nous sommes bonnes. Mais au-delà de la rivalité féminine, qui se joue dans la maternité plus que dans tout autre domaine de la vie (les insolubles débats sur l’allaitement en sont une belle illustration), « ces mythes nous encouragent à penser que les mères – généreuses et aimantes ou totalement égoïstes et avares de sentiments – sont seules responsables du devenir de leurs enfants. » De toute façon, comme le disait Freud à l’une de ses patientes. : « Madame, quoi que vous fassiez, vous ferez mal. »
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Se revendiquer « mauvaise mère », ce n’est pas prôner la violence, l’abandon ou la négligence à l’égard des enfants, mais c’est refuser de nous servir des mauvaises mères comme marchepied pour nous hisser au sommet de l’autel dressé à la gloire des bonnes mères. Car nous sommes toutes des mauvaises mères en puissance. Comme le signale Jane Swigart, « nous montrons du doigt “les mauvaises mères”, empêchant ainsi toutes les autres de parler de la réalité de leurs problèmes ». Revenons à Médée. Si elle s’en prend à ses enfants, ce n’est pas seulement (ou peut-être pas du tout) par vengeance, mais parce que, dans l’exil, elle les sait promis à une mort certaine. C’est un acte « clément et atroce », comme le résume Marie Carrière. C’est un acte de mère. Ainsi, « Médée n’est pas folle, elle n’est pas monstre, bien que nous la souhaiterions peut-être ainsi. […] Médée est femme et étrangère, soumise aux contraintes les plus sévères que lui pose d’abord cette réalité de femme exilée et proscrite au cinquième siècle athénien ». En somme, Médée est « peut-être on ne peut plus féministe étant donné la vision du maternel qu’elle vient perturber ». Réhabiliter Médée, c’est reconnaître l’existence même de mères qui ne sont pas bonnes. C’est rendre aux mères, même les plus terribles, leur capacité de décider et d’agir. Et c’est admettre qu’il existe une violence féminine, y compris maternelle. C’est affirmer que les monstres n’existent pas.
Et mère alors !
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Cet article s’inscrit dans la série « Les monstres n’existent pas ». Le premier épisode était consacré au témoignage de Stéphanie, l’histoire d’un burnout et d’une décision.
Pour aller plus loin
🎓 Médée protéiforme, Marie Carrière (Presses de l’université d’Ottawa, 2012)
📚 Le mythe de la mauvaise mère. Les réalités affectives de la maternité, Jane Swigart (Robert Laffont, 1992)
🎧« Le mythe de la mauvaise mère », Mon post partum, 25 octobre 2022. Avec Déborah Lambert-Pérez