En février 2020, Illana Weizman lance le hashtag #MonPostPartum avec trois de ses amies, mères et militantes, Masha Sacré, Ayla Saura et Morgane Koresh. Un an après, elle publie un livre puissant et engagé sur cette période taboue mais résolument politique de la vie des femmes : le post-partum. J’ai eu envie de lui poser quelques questions.
Fabienne Lacoude : « Même s’il ne s’agit pas de faire un tableau idyllique de la grossesse, de la naissance et de la parentalité, nous pouvons néanmoins convenir qu’il n’est pas productif d’insister sur les difficultés. Nous devons […] parler de la joie de la naissance et de sa beauté. L’inquiétude durant la grossesse peut être néfaste et contre-productive. » Cette phrase est extraite d’un fascicule intitulé Les besoins essentiels d’une femme qui accouche (que je conseille, par ailleurs, même si j’ai tiqué sur cette phrase). Qu’en penses-tu ?
Illana Weizman : Pour moi, ce discours relève d’une infantilisation, comme si les femmes enceintes devaient être gardées sous cloche, comme si elles n’étaient pas capables d’entendre la vérité. Sous des dehors bienveillants, ce discours est délétère et contre-productif, car il ne permet pas de savoir à quoi s’attendre en post-partum. En plus, on peut très bien parler de la joie et de la beauté de la naissance, mais aussi des désagréments du post-partum, l’un n’empêche pas l’autre. Bien sûr qu’on ne va pas aller voir une femme enceinte et lui dire « Tu vas voir, ça va être horrible, tu vas souffrir ! », mais on peut lui dire qu’après la naissance on peut saigner, plus ou moins longtemps, de façon plus ou moins intense, avoir des hémorroïdes, etc. Ce sont juste des faits médicaux dont il faut parler, sans pour autant dramatiser.
F.L. : Dans Le corps des femmes, la bataille de l’intime, la philosophe Camille Froidevaux-Metterie parle de « tournant génital du féminisme ». Est-ce que le mouvement #MonPostPartum s’inscrit dans ce « tournant génital » ?
I. W. : Oui, tout à fait. Le post-partum concerne aussi les organes génitaux féminins, frappés de nombreux tabous. Dans mon livre, je fais un parallèle entre les lochies (écoulement de sang provenant de la plaie laissée par le placenta sur la paroi utérine en train de cicatriser) et le sang des règles, souvent considérés comme impurs. Le corps est un des principaux combats de la dernière vague du féminisme. Par exemple, ces derniers temps, on a beaucoup vu les clitoris sortir de nos entrejambes. On peut tout à fait mettre la question du post-partum en parallèle avec le combat pour la réappropriation de nos corps et de nos sexualités.
F.L. : « On parle beaucoup de ce qu’un enfant apporte. […] Mais on nous cache une partie de l’histoire, la partie de ce qu’il nous retire », écris-tu. Pourquoi a-t-on tant de difficultés à parler des aspects négatifs de la maternité ?
I. W. : Dans notre société, chaque genre est assigné à un rôle bien précis. Pour le genre féminin, c’est la maternité. Dans ce système, chaque tentative de percer une brèche est vue comme une remise en question totale du système. Avoir un enfant et oser se plaindre, c’est comme cracher à la gueule de tout le genre féminin ! Les seules qui ont le droit de se plaindre, parce que ce sont les seules dont la souffrance est jugée légitime, ce sont les femmes qui ne peuvent pas avoir d’enfant. Avoir un enfant et exprimer des souffrances serait irrespectueux vis-à-vis de ces femmes qui, elles, souffrent vraiment. Il y a aussi la difficulté à envisager les mères dans leurs trajectoires individuelles, comme si nous étions des représentantes interchangeables d’une essence unique. Et puis, il y a la question de l’amour maternel. Un jour, mon fils faisait une crise, je n’avais pas envie d’être là, il me saoulait, j’avais juste envie de partir me promener, seule. Ma mère m’a regardée, l’air choqué, et m’a rétorqué : « Mais enfin, comment peux-tu dire ça ? Tu l’aimes, ton fils, non ? » On ne peut pas dire « je n’ai pas envie d’être avec lui, j’aimerais mieux faire autre chose » sans que cela remette en cause l’amour que l’on porte à son enfant. Mais évidemment, on peut aimer son enfant et avoir besoin de passer du temps loin de lui. Et heureusement !
Avoir un enfant et oser se plaindre, c’est comme cracher à la gueule de tout le genre féminin !
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F. L. : Tu dis que beaucoup des critiques que tu as reçues autour de #MonPostPartum ont été émises par des femmes. Peux-tu revenir sur cette notion de compétition maternelle, dont tu parles dans ton livre ?
I. W. : Oui, je dirais que 90 % des commentaires acerbes que je reçois viennent de mères. Dans tous les systèmes de domination, les dominé·e·s se font le relais de l’oppression des dominant·e·s. En matière de maternité, les femmes surinvestissent ce champ, qui est le seul dans lequel elles ont le sentiment d’avoir du pouvoir. Hors de question, donc, de le remettre en question ou de le critiquer. « Toi, tu parles des difficultés, mais tu es une mauvaise mère », me disent ces femmes. Pour renverser la vapeur, il faudrait que nous prenions collectivement conscience des mécanismes d’oppression et du fait que le soi-disant pouvoir qu’on nous laisse dans le cadre de la maternité, en fait, il nous enferme. Or, transgresser un système est beaucoup plus difficile que s’y conformer, donc je ne suis pas hyper optimiste sur un changement de mentalités à court terme. Pour moi, le changement doit surtout venir des politiques publiques.
F. L. : Justement, je voudrais que nous revenions un peu sur les solutions politiques, parce que tu fais aussi un certain nombre de propositions dans ton livre.
I. W. : Il faudrait que les politiques de santé publique prennent en charge le post-partum sur au moins six mois, en fonction des besoins de chaque femme, car la dimension psychique du post-partum est très variable d’une femme à l’autre. La difficulté maternelle touche une femme sur cinq et le suicide est tout de même la seconde cause de décès maternel dans la première année de vie de l’enfant, c’est un véritable problème de santé publique ! Je crois beaucoup à la présence de personnes formées à domicile, pour éviter aux femmes d’avoir à s’épuiser à chercher des ressources, d’autant plus que les dispositifs existants, comme le PRADO (visites d’une sage-femme à la maison au sortir de la maternité) ou la possibilité de faire intervenir une TISF (technicienne de l’intervention sociale et familiale) sont très peu connus. Les professionnel·le·s doivent aussi travailler en réseau interdisciplinaire, car les problématiques peuvent varier et se cumuler. Une mère isolée n’aura pas les mêmes besoins qu’une femme en couple dont le conjoint peut poser des congés. Sur le plan des politiques sociales, un congé coparent plus long, obligatoire et bien rémunéré pourrait amorcer un changement structurel au niveau de l’investissement réel des pères, bien au-delà de la période du post-partum. Et, bien sûr, cela permettrait de soulager les mères qui doivent aujourd’hui gérer seules leur convalescence et les soins au nourrisson tout en traversant un véritable chaos identitaire. Enfin, il appartient à chacun·e d’entre nous de militer pour faire changer les représentations.
F. L. : Est-ce que tu dirais que la maternité t’a rendue féministe ?
Oui, vraiment. Avec la maternité, j’ai pris conscience des injustices qui s’abattent sur les femmes, mais aussi des injonctions intenables qui sous-tendent la maternité : tu dois devenir mère, mais te fondre dans une expérience unique de la maternité. Tu dois devenir mère, mais ne pas en porter les traces physiques, car rien, même pas la maternité, ne te libère des injonctions à avoir un corps beau et productif. À cela, s’ajoutent évidemment les inégalités économiques et professionnelles. En somme, j’ai réalisé que la maternité est une condition sociale à part entière.
POUR ALLER PLUS LOIN…
📖 Ceci est notre post-partum, Illana Weizman, Éd. Marabout, 2021.
📖 Le corps des femmes, la bataille de l’intime, Camille Froidevaux-Metterie, Éd. Philosophie mag, 2018.
La recommandation d’Illana Weiman :
📖 La puissance des mères, Fatima Ouassak, Ed. La Découverte, 2020 : « Un essai qui donne une force folle et une formidable critique sociale. »