Mères dans l’espace public  : pour la fin du kids friendly

Crédits : Canva

« Je ne compte plus les agréables moments sur une belle plage, gâchés par des hurlements de mômes PAS EN BAS ÂGE. Éduquez vos gosses (ou n’en faites pas si vous ne savez pas gérer), il n’est pas normal de hurler constamment, à 8 ou 16 ans. » Ainsi éructait une twitta, prénommée Louisa, le 5 juillet, sur le réseau social à l’oiseau bleu. Chaque été, ce sujet revient aussi sûrement que les moustiques et les chansons de Keen’V : les nuisances sonores imposées aux honnêtes gens dans le train, au resto ou sur la plage par des enfants mal élevés.

Nous vivons dans une société où les enfants ne sont pas hyper bien tolérés. #NotAllChildren, me rétorquerait Louisa, pas tous les enfants, seulement les enfants PAS EN BAS ÂGE bruyant·e·s et mal élevé·e·s. Louisa ignore-t-elle que toustes les enfants sont bruyant·e·s et mal élevé·e·s par moments, en particulier sur la plage ? Sauf peut-être celleux qui prennent une taloche à chaque fois qu’ils ou elles ouvrent la bouche — ce qui constitue sans doute le summum de l’art éducatif selon Louisa. Certain·e·s enfants sont également porteur·euse·s de handicaps, comme ç’a été maintes fois rappelé à Louisa sur Twitter, laquelle a répondu que « D’accord, mais ce n’est pas la majorité ». Louisa possède apparemment un détecteur lui permettant de séparer le bon grain (les enfants bruyant·e·s parce qu’iels sont handicapé·e·s — toujours insupportables, mais pardonnables) de l’ivraie (celleux qui sont bruyant·e·s parce que mal éduqué·e·s — intolérables ET impardonnables). Une chose est sûre, dans la mesure où ce sont les mères qui s’occupent prioritairement des enfants, handicapé·e·s ou non, ce sont elles qui sont priées d’« éduquer leurs gosses », ou de les renvoyer illico presto d’où iels viennent, j’ai nommé le néant, si elles ne savent pas « gérer » (car les enfants, ça se gère, ça ne s’éduque pas, ça s’élève encore moins, prière de vous écraser bande de cloportes en maillots de bain). C’est aux mères de faire en sorte que leurs enfants ne perturbent pas trop les autres dans l’espace public, au risque d’être cataloguées laxistes ou dépassées.

Le kids friendly c’est ce concept prétendument cool qui masque la réalité d’une société inadaptée aux enfants, qui ne cherche pas à l’être, et laisse aux parents le soin de s’inventer des endroits où iels peuvent se retrouver entre elleux, pour parler couches, biberons et éducation bienveillante sans que les cris et mouvements désordonnés de leur marmaille n’agressent l’ouïe des braves gens.

 

Ça te plait ?
Reçois la newsletter dans ta boîte mail !

En entrant ton e-mail, tu acceptes de le transmettre à MILF media & MailChimp dans le seul but de recevoir la newsletter. Les données ne sont pas transmises à des tiers et tu pourras te désabonner via le lien au bas de la newsletter.

Il y a quelques jours, je partageais sur mon compte Instagram le témoignage d’une personne qui trouvait particulièrement difficile d’être mère devant les gens : « C’est comme si je n’arrivais pas à assumer ce rôle publiquement », confiait-elle. Face à ce témoignage, plusieurs d’entre vous avez partagé votre sentiment d’être perpétuellement observées, jaugées, jugées en tant que mères : « Je me sens en permanence jugée par les autres, c’est affreux », « Je ne me sens jamais naturelle et toujours mal à l’aise », « Je remets en perspective tout ce que je fais et je doute souvent de moi », disiez-vous. Quand on sait que la Terre est porteuse de personnes comme Louisa, ça n’a rien d’étonnant. Nous vivons dans une société où on peut affirmer sans sourciller : « Moi, je déteste les enfants ». Une société qui, en outre, impute la totalité des comportements des enfants à leurs parents, ce que le sociologue Claude Martin nomme la « parentalisation du social ». Dans ce contexte, les parents peuvent être tenté·e·s de rechercher des lieux « kids friendly », autant pour leur aspect pratique (table à langer, chaise haute, coin jeux…) que pour leur plus grande tolérance (a priori) aux enfants avec tout ce que ça implique de cris, pleurs, désordre et nourriture par terre.

Le kids friendly c’est ce concept prétendument cool qui masque la réalité d’une société inadaptée aux enfants, qui ne cherche pas à l’être, et laisse aux parents le soin de s’inventer des endroits où iels peuvent se retrouver entre elleux, pour parler couches, biberons et éducation bienveillante sans que les cris et mouvements désordonnés de leur marmaille n’agressent l’ouïe des braves gens. Des lieux où déguster une salade de quinoa à 15 balles en sirotant un jus bio pendant que Gustave empile des Kapla. Des lieux où tomber sans se faire mal sur des sols en aggloméré. Des lieux où on se demande qui, de l’ennui ou de la laideur, nous tuera en premier. Des lieux même pas exempts de jugement (faut pas rêver), où « se joue une compétition, non seulement entre les facultés développées chez l’enfant, mais aussi entre celles d’éducation chez les mères. Être une “bonne mère” passe au crible public de ce qu’elle permet ou pas de faire à l’enfant », comme le signale Ferdinand Cazalis dans Le gouvernement des playgrounds. Bien sûr, je comprends l’idée de lieux adaptés aux enfants et à leurs parents. C’est chouette d’aller déjeuner en terrasse sans avoir peur que la prunelle de vos yeux se fasse écraser par un SUV. C’est bien de pouvoir allaiter sans se prendre une gifle. C’est sympa, parfois, de se retrouver au parc (ou à la plage, hein, Louisa ?) entre parents. Les enfants jouent (et se disputent, et pleurent, et se battent) sans crainte de faire trop de bruit, les parents papotent (et critiquent les autres parents, et peinent à terminer ne serait-ce qu’une seule phrase sans être interrompu·e·s), tout le monde passe un bon moment. Par contre, est-ce qu’on ne mérite pas mieux que des toboggans qui brûlent les fesses et des animaux à ressort ? En tant que mères, est-ce qu’on est obligées d’avoir envie de bouffer des trucs healthy avec des couverts en bois qui rappellent plus le tire-langue médical que l’argenterie de tante Lucie, le tout dans un décor scandinave ? Au-delà de la standardisation, de la médiocrité, de la discipline qu’elle impose aux enfants (espace restreint, clôtures, modules de jeux insipides, liste d’interdits longue comme le bras, surveillance des adultes exigée etc.), la tendance du kids friendly entraîne une concentration des femmes et des enfants dans des lieux dédiés (mais chiants et moches). Résultat : parents et enfants deviennent persona non grata partout ailleurs. Le fait que certains lieux soient estampillés kids friendly sous-entend que tous les autres lieux ne le sont pas. Dans ce contexte, toute présence d’enfants en dehors des lieux spécifiquement conçus pour elleux sera perçue comme nuisible (êtes-vous déjà entré·e dans un wagon de 1ère classe, ou même de seconde, avec un·e enfant ? Pour qui aime voir la panique s’installer dans les yeux d’un quinqua en costume, ça vaut son pesant de cacahuètes). Dans les espaces communs, la plage, par exemple, on tolérera les enfants, mais uniquement s’iels ont un comportement policé, en particulier si ces enfants sont racisé·e·s (dans son livre, La puissance des mères, Fatima Ouassak dit bien comment le droit d’occuper l’espace est un enjeu central dans l’émancipation des familles de classes populaires). Ainsi, ce n’est pas que Louisa n’aime pas les enfants. Elle les tolère très bien, au contraire. Elle entend simplement qu’ils bâtissent leurs châteaux de sable dans le calme et le recueillement (Jean-Eudes, aurais-tu la gentillesse de me prêter ta pelle ? Mais oui, Marie-Clitorine, voici. Sais-tu où se trouve l’arrosoir ? Oh, regarde, comme c’est cocasse, une mouette vient de déféquer sur cette dame, là-bas, mais si, celle qui pianote nerveusement sur son téléphone).
 
Et mère alors !

POUR ALLER PLUS LOIN…

🗞 Ferdinand Cazalis, « Le gouvernement des playgrounds. Histoire fragmentée des aires de jeux, 1770-2010 », revue Jef Klak, 22 octobre 2018
📖 Lauren Bastide, Présentes (Ed. Allary, 2020). Dans cet essai très documenté, l’animatrice du podcast La Poudre analyse la place des femmes dans l’espace public.