Il y a quelques jours, Maÿlis, une jeune mère bordelaise, était giflée dans une file d’attente pour avoir allaité son bébé de 6 mois. « Vous auriez dû faire ça chez vous, ce n’est pas quelque chose qu’on fait comme ça, en public », lui a asséné son agresseuse avant de lui décocher une gifle « en pleine poire », comme le raconte Maÿlis dans son témoignage pour Doctissimo. En mars, c’était Amandine, 32 ans, qui était agressée pour le même motif sur un parking de Sainte-Luce, à La Martinique. Depuis plusieurs années, la presse relaie régulièrement des témoignages de mères priées de se couvrir, obligées d’allaiter dans les toilettes ou tout bonnement exclues des lieux publics parce qu’elles donnent le sein. Et nous vivons soi-disant une époque plutôt pro-allaitement. Qu’est-ce que ça serait, sinon ! Alors, pourquoi tant de haine envers les femmes qui allaitent ? Comme le rappellent les autrices de Nouvelles Questions féministes (revue universitaire féministe), dont le dernier numéro est justement consacré à l’allaitement, « [les mères] sont l’objet de nombreux jugements et suspicions : la durée de l’allaitement est trop courte, ou trop longue, quand ce n’est pas la manière d’allaiter qui est sujette à interrogations. […] Qu’une femme décide d’allaiter ou de ne pas le faire, elle est redevable d’une explication, qui satisfera les un∙e∙s et déplaira aux autres. Autrement dit, dans tous les cas, elle le paie chèrement, et ce depuis longtemps déjà ».
L’une des choses les plus subversives que le féminisme puisse accomplir est d’affirmer cette ambivalence de la maternité et de la sexualité.
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Parmi les critiques incessantes qui pèsent sur l’allaitement, le fait d’allaiter « en public » – « dans un lieu public » serait plus approprié, dans la mesure où la plupart des mères ne cherchent aucunement à se donner en spectacle – est jugé très sévèrement. Pour Christina Young, doctorante en sciences sociales à l’université de Toronto, l’acte d’allaiter reste perçu comme « déviant » dans certaines circonstances, en particulier quand une femme laisse apparaître un mamelon dans l’espace public, allaite trop longtemps, y prend trop ou pas assez de plaisir. On a longtemps tenté de minimiser la dimension sexuelle des seins (et de l’allaitement lui-même), en opposant le sein sexuel et le sein nourricier. En 1874, déjà, le médecin français André-Théodore Brochard, auteur d’ouvrages de puériculture, s’en prenait aux femmes qui s’abstenaient de nourrir leur bébé « par amour des plaisirs ». Les seins devaient, selon lui, être prestement rendus aux nourrissons et, pour que les femmes acceptent cette mission, il fallait stigmatiser la dimension sexuelle de leur poitrine. « La promotion de l’allaitement maternel passe par le fait de minimiser la signification sexuelle des seins des femmes afin de revendiquer leur caractère nourricier et maternel. Lorsque l’allaitement est abordé en s’appuyant sur le seul versant maternel et asexué, sa normalité et sa décence sont préservées et le droit d’allaiter en public semble aller de soi », explique Carole Hurst, professeure en travail social, citée par Christina Young.
La dimension « déviante » de l’allaitement maternel pourrait bien être liée à cette relation entre allaitement, sexualité et plaisir sexuel qu’ on n’arrive jamais totalement à occulter. Et si refuser la dimension sexuelle des seins, et donc de l’allaitement, était contre-productif ? « Les seins sont un scandale, car ils brisent la frontière entre maternité et sexualité. Les mamelons sont tabous, car ils sont littéralement, physiquement, fonctionnellement inclassables dans la division entre maternité et sexualité. L’une des choses les plus subversives que le féminisme puisse accomplir est d’affirmer cette ambivalence de la maternité et de la sexualité », affirme la philosophe Iris Marion Young. Ma propre mère ne s’est jamais cachée d’avoir éprouvé du plaisir en m’allaitant, et je sais qu’elle n’est pas un cas isolé. En 2016, sur un blog québécois, une femme admettait avoir ressenti du plaisir en allaitant et même avoir eu des relations sexuelles pendant que son bébé tétait, ce qui lui a valu une belle volée de bois vert ! Dans Seins, en quête d’une libération, la philosophe Camille Froidevaux-Metterie relate plusieurs témoignages de femmes pour qui les seins tiennent une place de choix dans la sexualité, et le rôle des seins dans le plaisir sexuel est désormais bien connu. Pourtant, comme l’explique Christina Young, l’expérience de l’allaitement est plus volontiers décrite comme sensuelle que comme sexuelle à cause du « tabou culturel lié à l’idée d’éprouver un plaisir sexuel en allaitant ». C’est pourtant bien le flou entre le maternel et le sexuel qui génère des sentiments de dégoût voire de l’agressivité envers les femmes qui allaitent en public. Dans le but (louable) de refuser la sexualisation de leurs seins, les « lactivistes » (surnom donné aux défenseur·euse·s de l’allaitement) nient la double dimension sexuelle et nourricière des seins. Par extension, l’allaitement est difficilement promu comme une possible « source subjective de plaisir » et on peine à entendre le vécu des femmes qui se montrent réticentes à allaiter par crainte d’y perdre leur sexualité. Tandis que nous échouons à défendre « la réalité incarnée et désordonnée de l’allaitement maternel dans sa dimension charnelle », cette expérience continue d’être confisquée par d’autres, qu’iels soient médecins, publicitaires ou quidams à la main leste.
Et mère alors !
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En 1974, Les Valseuses mettait en scène Brigitte Fossey en jeune mère contrainte par Gérard Depardieu à donner la tétée à Patrick Dewaere dans un train désert. J’ai toujours trouvé cette scène excitante (j’avoue) parce que, précisément, Bertrand Blier y fait voler en éclat la frontière entre maternel et sexuel. Si seulement cette scène avait été tournée par une réalisatrice féministe, on aurait évité un tel étalage de male gaze et de culture du viol.
POUR ALLER PLUS LOIN…
🗞 « Allaiter », Nouvelles questions féministes, vol. 40, 2021/1. L’édito est en accès libre, les autres articles sont payants.
📖 Seins, en quête de libération, Camille Froidevaux-Metterie (Éd. Anamosa, 2020).
[@] Le plaisir de l’allaitement, article de la Leche League (association internationale d’information et de promotion de l’allaitement maternel).