Dès ses origines, le féminisme s’est penché sur la question de l’éducation, considérée comme un levier incontournable d’égalité et d’émancipation pour les femmes. Dans Qu’est-ce qu’une éducation féministe ? Vanina Mozziconacci, maîtresse de conférence en philosophie de l’éducation à l’Université Paul Valéry Montpellier 3, revient à la source de cette question : la lutte féministe doit-elle passer par l’éducation et, si oui, laquelle ? De passage à Marseille, Vanina a fait escale dans mon jardin pour une discussion intensément philosophique, profondément politique, résolument féministe. Morceaux choisis.
Fabienne Lacoude : Pourquoi avoir choisi de travailler sur le lien entre éducation et féminisme de votre point de vue de philosophe ?
Vanina Mozziconacci : Durant mes études de philosophie, j’ai décidé de prendre une année sabbatique, année durant laquelle je me suis intéressée au féminisme, un sujet que je connaissais peu. J’ai remarqué que la question de l’éducation revenait tout le temps dans les textes féministes, mais pour critiquer l’éducation traditionnelle plus que pour émettre de véritables propositions. L’absence de définition de ce que serait une éducation féministe et le manque de propositions concrètes m’ont donné envie de lancer une recherche sur le sujet.
F.L. : « Être féministe, c’est vouloir l’égalité entre les hommes et les femmes ». Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ?
V. M. : Tout dépend du modèle féministe dans lequel on se place. Dans Féminisme pour les 99 %, la philosophe Nancy Fraser dénonce un féminisme qui consisterait à lutter pour « l’égalité des chances de dominer ». Je ne suis pas favorable à une lutte féministe qui consisterait à rechercher l’égalité avec certains hommes atteignable pour seulement certaines femmes. On ne peut pas penser l’égalité sans penser l’émancipation, c’est à dire la lutte contre la domination. C’est la condition sine qua none pour atteindre l’égalité réelle : pas seulement un alignement sur un modèle majoritaire et dominant mais une remise en question de ce modèle même.
F.L. : Aujourd’hui, beaucoup de parents tentent de mettre en œuvre une éducation féministe au quotidien (jeux, livres, vêtements, éducation non genrée…) Ces stratégies individuelles peuvent-elles fonctionner ?
V. M. : Cela dépend du but recherché. Si on s’arrête là, sans lutter pour changer les institutions, les lois, le rapport au temps, la question des revenus c’est, comme le dirait la grande féministe Madeleine Pelletier, « une goutte dans l’océan », car toutes les forces sociales vont agir contre nous. On peut se dire : si nous instillons du féminisme dans l’esprit de nos enfants, elles et eux changeront les institutions demain. Mais alors, pourquoi ne pas les changer nous-mêmes ?
Ne sommes-nous pas en train de nous décharger sur nos enfants du fardeau de la transformation ?
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F. L. : Dans votre livre, vous citez la philosophe Michèle Le Dœuff, qui écrit : « Si tu veux que ton enfant soit juste, à son propre égard comme à celui de tous, va vivre, toi, dans une cité juste. » Est-ce à dire que pour éduquer de futures générations féministes, nous avons à « [nous] occuper prioritairement du monde des adultes » ?
V. M. : Oui, tout à fait. Non pas qu’il faille préserver le monde des enfants de la politique, mais ne sommes-nous pas en train de nous décharger sur elles et eux du fardeau de la transformation ? L’éducation féministe radicale et utopiste, ce n’est pas qu’une éducation, c’est une remise en question de l’institution familiale elle-même, qui concerne donc d’abord les adultes. Pour être une mère féministe, il faut d’abord remettre en question le modèle traditionnel du couple, de la famille.
F. L. : Mais n’est-ce pas une trop grosse pression à faire peser sur les individu·es adultes, en particulier les femmes ?
V. M. : Pour moi, la possibilité individuelle vient après un changement structurel. Par exemple, on entend beaucoup que pour être heureux en couple, il faut dé-cohabiter. Mais qui a les moyens de vivre ainsi ? Avant de donner des leçons de lifestyle, il faut mettre en place les conditions favorables à des changements de modes de vie. Si chacun·e disposait, par exemple, d’un revenu universel, la non-cohabitation serait beaucoup plus simple à mettre en œuvre..
F. L. : Toute une partie de votre livre est consacrée au care. Pouvez-vous rappeler ce qu’est le care et ce que serait une politique du care ?
V. M. : Le care renvoie à trois dimensions : pratique (le soin), affective (la sollicitude) et cognitive (l’attention). La notion d’éthique du care a été développée par la psychologue Carol Gilligan pour décrire une certaine forme de jugement moral, plus souvent observée chez les filles et les femmes, axée non pas sur un jugement abstrait, impersonnel, universel mais sur des aspects relationnels, personnels, subjectifs. L’autrice Joan Tronto a complété la pensée de Gilligan en affirmant qu’au-delà d’une éthique du care, qui tend à maintenir le statu quo en considérant que les femmes seraient naturellement douée pour le care, il faut penser une véritable politique du care : une lutte contre des relations dans lesquelles certains sont privilégiés en tant que destinataires de care sans jamais avoir à en être pourvoyeurs et d’autres sont dominées en tant que pourvoyeuses de care au point qu’elles ne peuvent même plus prendre soin d’elles-mêmes.
F. L. : En quoi cette politique peut-elle servir de base à une nouvelle conception de l’éducation dans les deux institutions que sont la Famille et l’École ?
V. M. : Si on en reste sur un plan éthique, le féminisme n’est qu’une éducation morale : « Ne sois pas sexiste », « Respecte le consentement », etc. Ces normes agissent sur les individu·es dans leur intériorité mais pas sur l’organisation de la société. Par conséquent, la domination et les inégalités demeurent. On peut élever un garçon en lui disant qu’il faut respecter les filles et partager les tâches domestiques, demain, il se rendra compte que s’il reste plus tard au bureau, il est bien vu par son patron et que ça lui évite un certain nombre de corvées domestiques. Dans l’urgence de la vie quotidienne, quelle que soit notre morale, on fait le plus souvent les choix qui nous arrangent. C’est pourquoi le care doit être intégré à l’organisation de notre société, ce qui implique de lui ménager de l’espace et du temps. Il faut aussi cesser d’opposer la famille, lieu du travail domestique et reproductif, et l’école, temple des savoirs légitimes (mathématiques, lecture, écriture). En considérant que la domesticité va de soi, qu’elle ne s’apprend pas, en la mettant à la porte de l’école, comment peut-on transgresser la hiérarchie entre travail productif et travail reproductif ?
F. L. : D’après Toni Morrison, que vous citez, « la petite famille nucléaire est un paradigme qui ne fonctionne tout simplement pas ». Pourquoi ? Que pourrait-on imaginer à la place ?
V. M. : Des témoignages de toutes natures montrent que la famille traditionnelle est un nid à maltraitances pour les femmes et les enfants. Il n’est donc pas absurde de vouloir « abolir la famille », comme le propose la théoricienne féministe Sophie Lewis. Mais il ne s’agit pas de tout détruire, il faut des modèles alternatifs. On peut, par exemple, s’inspirer des familles queer qui, pour contourner les entraves juridiques, ont dû bricoler d’autres configurations, plus collectives, qui dissocient le lien parental du lien amoureux et sexuel. On peut aussi regarder du côté de l’othermothering, mis en place par des femmes noires américaines qui, parce que précaires et cumulant plusieurs emplois, ont été contraintes d’élever leurs enfants à plusieurs. Il ne s’agit pas d’idéaliser cette solution, qui témoigne aussi d’une grande précarité économique, mais de percevoir l’intérêt de ce modèle pour les enfants, qui bénéficient des soins de plusieurs personnes, et pour les femmes elles-mêmes, en termes de solidarité, de renforcement de la communauté etc.
F. L. : Sommes-nous prêt·es à accepter que d’autres prennent en charge l’élevage de nos enfants — les soigner, les nourrir, les câliner, les réprimander ?
V. M. : C’est difficile car cela exige de remettre en question le statut de l’enfant comme propriété de ses parents. Dans leur foyer, les mères sont dominées en tant que femmes, mais privilégiées en tant qu’adultes par rapport à leurs enfants. Éduquer plus collectivement porte une forme de libération mais peut s’accompagner d’un sentiment de dépossession. Cela demande d’abandonner certains privilèges.
F. L. : Il me semble que les enfants éduquent leurs parents au moins autant que l’inverse. Que pourrait être une éducation féministe des parents par leurs enfants ?
V. M. : Elena Gianini Belotti (autrice du classique Du côté des petites filles, ndlr) a tenu la rubrique « courrier du cœur » dans un magazine féminin pendant plusieurs années. Dans Courrier au cœur (Ed. des femmes, 1981), elle reproduit une de ces lettres, dans laquelle une adolescente se plaint de sa mère, pas suffisamment aimante, présente, dévouée. Dans sa réponse, Belotti encourage la jeune fille à imaginer leur relation comme une relation de soutien mutuel. Pourquoi ne pas se préparer le petit déjeuner l’une à l’autre, à tour de rôle ? Elle l’invite à envisager sa mère non pas seulement comme sa mère, mais comme une sœur, au sens de la sororité. En remettant en question la relation parent-enfant comme univoque, on peut envisager un système dans lequel les enfants ont aussi des choses à apporter à leurs parents. Mais cela demande aussi de leur donner plus d’autonomie, d’accorder plus de crédit à leur parole, de réinterroger leur prétendue vulnérabilité etc.
POUR ALLER PLUS LOIN…
📖 Vanina Mozziconacci. Qu’est-ce qu’une éducation féministe ? Égalité, émancipation, utopie. Éd. de la Sorbonne (2022).
La recommandation de Vanina Mozziconacci :
🍿 Petite maman, de Céline Sciamma, « car c’est un film dans lequel une petite fille peut voir sa mère comme une soeur ».