Il m’a dit : « Vous savez, 98 % des enfants mentent. »

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Cet article évoque l’inceste et les violences sexuelles sur mineur·e·s. Assurez-vous d’être dans de bonnes conditions pour la lire.

« Alors qu’elle était joyeuse, avenante, elle est devenue triste et renfermée. »

Charlotte se sépare du père de ses filles en 2018. Lucie a alors 3 ans et Jeanne, 18 mois. Ils se mettent d’accord pour une garde alternée. Au moment de son entrée à l’école, en septembre de la même année, le comportement de Lucie change soudainement. « Alors qu’elle était joyeuse, avenante, elle est devenue triste et renfermée », se souvient Charlotte. Un weekend, au moment de la douche, la petite dit à sa mère : « Papa a donné des tapes sur mon zouzou ». C’est ainsi qu’elle nomme ses parties intimes. Charlotte se rend immédiatement à la gendarmerie où elle est accueillie avec sa fille par un gendarme qui se veut rassurant : « Il m’a dit que ma fille serait entendue en cellule Mélanie [voir ci-dessous], qu’elle aurait droit à un·e psychologue et à une visite médicale.»

Cellule Mélanie de la gendarmerie de Bayonne. © Radio France - Paul Nicolaï

L’audition Mélanie, du nom de la première petite fille à en avoir bénéficié, est une procédure adaptée pour entendre les mineur·e·s victimes. Les enquêteur·trices·s sont en tenue civile, iels auditionnent le ou la mineure dans une salle dédiée, équipée de nombreux jouets, dont des poupées ou puzzles anatomiques afin que l’enfant puisse montrer les parties du corps et décrire plus facilement les actes qu’il ou elle a subis. Ces auditions sont filmées afin que l’enfant n’ait pas à répéter son récit plusieurs fois.

Une fessée « mal placée ».

En décembre, mère et fille sont de nouveau convoquées, mais c’est la douche froide : « Ma fille a été interrogée comme une adulte, par trois gendarmes en uniforme, dans une salle blanche. Évidemment, elle a refusé de parler », déplore Charlotte. On leur annonce aussi qu’aucun·e médecin ou psychologue ne pourra finalement examiner Lucie. Entendu de son côté, le père prétend avoir mis une fessée « mal placée » et « mal comprise ». Deux mois après, la plainte est classée sans suite faute de preuves. 

C’est pas grave, vous allez pouvoir redéposer plainte, puisque ça vous amuse de priver un père de ses enfants.

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« Si je ne respectais pas le jugement, je risquais la prison. »

En septembre 2019, Charlotte et son ex-conjoint sont entendus par un JAF (juge aux affaires familiales) pour revoir la garde des enfants. Il limite la présence de Lucie chez son père à un samedi sur deux mais maintient la garde alternée pour Jeanne, la cadette. Charlotte est sidérée, mais n’a pas le choix : « Le JAF m’a avertie que si je ne respectais pas le jugement, je risquais la prison. »
 

Aliénation parentale.

Fin janvier 2020, Charlotte va récupérer Jeanne, alors âgée de presque 3 ans, chez son père à l’issue de sa semaine de garde. Au moment de l’asseoir dans le siège auto, la petite hurle de douleur. Charlotte se rend aux urgences où le médecin lui annonce une suspicion de violences sexuelles car il note des rougeurs et un œdème au niveau de la vulve. Jeanne confie alors que « papa lui a fait mal au zouzou et aux fesses avec ses doigts ». Munie du certificat médical remis par le médecin, Charlotte retourne avec sa fille à la gendarmerie où elle dépose à nouveau plainte. Le gendarme qui les reçoit conseille à Charlotte de ne pas rendre les enfants à leur père et ordonne à ce dernier de ne pas s’approcher de ses filles. En juin 2020, le père est auditionné. Dans sa déposition, il affirme ne jamais avoir touché ses enfants. Les lésions vulvaires constatées sur sa fille ? « Peut-être [a-t-il] un peu trop frotté avec une lingette. » Pour lui, son ex-conjointe cherche à « l’embêter » et à « récupérer de l’argent ». Il avance aussi l’hypothèse que son ex-femme puisse être atteinte d’un syndrome d’aliénation parentale. Après une brève enquête, la plainte est de nouveau classée sans suite faute de preuve. Remettant la décision à Charlotte, un gendarme se permet de commenter : « C’est pas grave, vous allez pouvoir redéposer plainte, puisque ça vous amuse de priver un père de ses enfants. » Il ajoute : « Vous savez, 98 % des enfants mentent, il va falloir arrêter d’accorder du crédit à la parole de vos enfants. »

« Le syndrome d’aliénation parentale (SAP) a été inventé par le docteur Richard Gardner à la fin des années 1980. Il accrédite l’idée que, dans la plupart des cas de séparations conjugales conflictuelles, le parent avec qui vit l’enfant, c’est-à-dire la mère le plus souvent, “lave le cerveau” de l’enfant pour que celui-ci refuse de voir son autre parent, le père le plus souvent. Malgré l’absence de validation scientifique, le pseudo SAP s’est très largement diffusé dans la pensée et dans les pratiques des professionnels. Il contribue à l’invisibilisation des violences sexuelles faites aux enfants, de même qu’il rend impossible d’être un parent protecteur, puisque la mère tentant de protéger son enfant victime d’inceste se trouve accusée de le manipuler. » Extrait du rapport de la commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE).

Non-représentation d’enfants.

Tout au long de la procédure, Charlotte, soucieuse de protéger ses enfants, et conformément aux conseils reçus en gendarmerie, refuse de remettre les filles à leur père. Ce dernier dépose systématiquement plainte pour non-représentation d’enfants. En septembre 2020, le JAF reçoit à nouveaux les parents de Louise et Jeanne. Focalisé sur le refus de Charlotte de confier les enfants à leur père, il ordonne à Monsieur de récupérer les enfants directement à l’école un vendredi sur deux. Lorsque l’avocate de Charlotte tente d’alerter le juge sur le danger qu’encourent les petites, le magistrat répond qu’il n’y a pas de risque car « Monsieur dort avec une compagne ». Charlotte fulmine : « Comme si les viols ne pouvaient pas avoir lieu ailleurs que dans un lit ! » De son côté, visée par les multiples plaintes de son ex, Charlotte est régulièrement convoquée à la gendarmerie, mise en garde à vue, interrogée. Elle fait l’objet de cinq poursuites en correctionnelle pour délit de non-représentation d’enfants. Une audience est prévue en janvier 2022 ; Charlotte risque un an d’emprisonnement et 15 000€ d’amende.

« Je continuerai tant que mes filles ne seront pas reconnues en tant que victimes. »

Aujourd’hui, Charlotte est fragilisée mais pas vaincue. Désormais assistée par un avocat spécialisé dans la protection des mineur·e·s, elle a déposé, en juin 2021, une plainte avec constitution de partie civile directement auprès du juge d’instruction dans l’espoir qu’il relance une enquête. Elle attend maintenant qu’un·e juge soit nommé·e. « Je continuerai tant que mes filles ne seront pas entendues, crues et reconnues en tant que victimes », déclare Charlotte. Elle n’est pas seule dans ce combat, son nouveau conjoint et sa famille la soutiennent ainsi que des associations d’aide aux victimes. Mais Charlotte est en colère face à l’attitude de certain·e·s professionnel·le·s : « Combien d’avocat·e·s m’ont conseillé de rendre les enfants à leur père, au besoin en posant un verrou dans leur chambre ? Les renvoyer chez leur père, c’est leur dire que ce qui leur est arrivé n’est pas grave, que ça peut recommencer. Elles m’ont fait confiance le jour où elles m’ont parlé. Mon devoir est de les protéger. »

Pour aller plus loin

📄 CIIVISE, « Inceste : protéger les enfants. À propos des mères en lutte », rapport, 27 octobre 2021.
🗞 « MeTooInceste. Les femmes ou les enfants d’abord », milf-media.fr, 4 février 2021.
🔥 Association Protéger l’enfant qui œuvre pour une réforme du délit de non-représentation d’enfants., numéro national d’écoute pour les femmes victimes de violences