Premier trimestre : le tabou. Rencontre avec Judith Aquien

Couverture du livre Trois mois sous silence et portrait de Judith Aquien
Canva

 Dans Trois mois sous silence, son premier essai, Judith Aquien nous offre une réflexion inédite et féministe sur le premier trimestre de la grossesse, un des innombrables tabous qui touchent encore le corps des femmes. Rencontre.

Fabienne Lacoude : Dans ce livre, vous revenez sur le tabou qui entoure le premier trimestre de la grossesse. Pourquoi cette injonction à cacher sa grossesse les trois premiers mois ?
 
Judith Aquien : À cause du risque de fausse couche, les femmes sont invitées à taire leur état durant les trois premiers mois. Souvent, il faut aussi attendre trois mois pour être officiellement considérée comme enceinte et bénéficier des droits liés à la grossesse. Au boulot, les femmes n’en parlent pas parce qu’elles ont peur de la réaction de leur employeur. En plus, au premier trimestre, ce n’est pas visible, donc on n’a même pas la gloire du ventre de femme enceinte qui nous donnerait droit à une place assise dans le bus. Du coup, avant le premier trimestre, il n’y a aucune reconnaissance ni médicale ni professionnelle ni sociale de la grossesse. C’est un tiers de la grossesse qui est totalement passé sous silence. Paradoxalement, le premier trimestre, qui est à la fois le plus éprouvant et le plus à risque, est celui que les pouvoirs publics ont décidé de ne pas prendre en compte. Les femmes et les couples sont laissé·e·s seul·e·s avec les symptômes, l’anxiété liée à la peur de perdre cette grossesse, l’inquiétude légitime liée à l’arrivée de ce futur bébé, sans aucun soutien ni physique ni psychologique. Pourtant, ce qui est décrit comme des « petits maux » — les vomissements, la fatigue extrême, les hémorroïdes et j’en passe — peut être très douloureux. Ce n’est quand même pas normal de devoir se cacher aux toilettes pour vomir ou dormir cinq minutes ! On parle aussi très peu des dépressions anténatales, qui peuvent débuter très tôt et passent sous les radars.
 
F.L. : Mais certaines femmes préfèrent révéler leur état plus tard, et il n’y a pas d’obligation de dévoiler sa grossesse à son employeur…
 
J. A. : Certes, mais ce silence, qui devrait relever d’un choix personnel, est imposé à toutes les femmes. Si bien qu’il n’y a aucune protection et aucune considération vis-à-vis de celles qui vivent cette période avec difficulté. Il ne s’agit pas de mettre toutes les femmes en congé d’office dès le premier mois de grossesse, mais d’offrir un réel soutien et des aménagements professionnels à celles qui en ont besoin.

Ce n’est quand même pas normal de devoir se cacher aux toilettes pour vomir ou dormir cinq minutes !

 

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F. L. : Qu’est-ce qui explique le manque de considération à l’égard des femmes nouvellement enceintes ?
 
J. A. : Ça arrange tout le monde que les femmes se taisent, en particulier les employeurs, qui n’ont pas à proposer des aménagements ou des congés spécifiques. Par ailleurs, il y a une indifférence à la douleur des femmes. On leur dit : « Ne t’écoute pas trop », « Tu es chiante », etc. Tout ce qui vient de l’utérus, règles ou grossesse, est estampillé « hystérique » et n’inspire que mépris à notre société patriarcale. Ce qui a lieu dans le corps des femmes, on n’en parle pas. La société s’attend à ce que la femme nouvellement enceinte soit ravie et uniquement ravie. Bien sûr qu’on est extrêmement heureuse quand un projet d’enfant se concrétise, mais ça n’est pas pour autant dénué d’ambiguïté. On peut être heureuse mais épuisée et anxieuse. En plus, comme les guides de grossesse décrivent ce qu’on vit dans un vocabulaire « bêtifiant », qui euphémise la réalité, on se sent illégitime d’avoir mal. Notre souffrance est tantôt tournée en ridicule, discréditée, tantôt présentée comme un rite de passage. En tout cas, rien qui ne mérite une réelle prise en charge. Pour moi, la déconsidération de ces maux-là est une violence obstétricale à part entière.

F. L. : Dans le livre, vous revenez longuement sur le tabou de la fausse couche, banale, mais dont on parle peu. Comment se traduit le manque de considération autour de cet événement qui touche pourtant une femme sur quatre ?
 
J. A. : « Fréquent » ne veut pas dire « banal ». Les parents, eux, vivent le deuil d’un projet, d’un enfant rêvé. Aux urgences gynéco, la fausse couche est la cause de consultation numéro un, donc pour les médecins, effectivement, c’est banal, et iels n’ont pas toujours les mots pour annoncer ce qui est quand même une très mauvaise nouvelle. Ensuite, le premier réflexe des femmes, c’est de se demander : « Qu’est-ce que j’ai fait pour provoquer ça ? » Et pour cause, on raconte encore souvent que, quand une femme « fait » une fausse couche, c’est qu’elle refuse inconsciemment la maternité. Or, neuf fausses couches sur dix sont dues à une anomalie chromosomique. Il faut expliquer ce qui se passe d’un point de vue physiologique, avec des termes circonstanciés et délicats, et expliquer aux femmes qu’elles n’y sont pour rien. Les femmes et les couples confrontés à cette épreuve sont laissé·e·s très seul·e·s, très coupables, avec un sentiment d’échec. La prise en charge en elle-même est violente, également. Seule chez soi, tirer la chasse d’eau sur son propre embryon, ce n’est tout de même pas rien. Et tout ça ne donne lieu à aucun accompagnement psychologique. Il y a bien des groupes de parole gratuits mais les médecins elleux-mêmes ignorent leur existence, l’info est très peu relayée. De même, il n’y a pas de congé spécifique prévu, et la possibilité d’un arrêt maladie est laissée à la discrétion de chaque médecin.
 
F. L. : Que faire pour que cette période soit mieux reconnue et prise en charge ?
 
J. A. : Je pense que les femmes méritent une information complète sur ce sujet, pas juste trois lignes allusives dans un guide de grossesse. Au niveau des entreprises, il faudrait que des aménagements soient possibles, comme le télétravail ou des aménagements d’horaires. Il faut aussi que les discriminations envers les femmes enceintes soient bien mieux prévenues et réprimées car, aujourd’hui, les femmes se taisent aussi par peur des conséquences. Côté santé, il faudrait pouvoir proposer des remèdes efficaces contre les nausées et vomissements, comme en Amérique du Nord, où une prise en charge médicamenteuse de ces troubles est possible. Les remèdes de grands-mères, c’est bien, mais pas toujours concluant. Je plaide également pour un congé spécifique en cas de fausse couche, pour la personne enceinte et pour son ou sa partenaire, et pour la proposition systématique d’un soutien psychologique. Et puis, il faut en parler, pour sensibiliser l’opinion et pour que les pouvoirs publics et privés se mettent au boulot. Les femmes en parlent entre elles, mais ça reste des histoires de bonnes femmes, qui dépassent rarement la frontière des forums de discussion en ligne. Comme les règles ou le post-partum, ce sujet appartient au « tournant génital du féminisme » dont parle la philosophe Camille Froidevaux-Metterie (qui a préfacé l’ouvrage, ndlr). C’est un sujet politique qui concerne la façon dont on nie le corps des femmes dans une société entièrement pensée par et pour les hommes.

F. L. : Pourquoi avoir écrit ce livre ?
 
J. A. : J’ai récemment traversé une fausse couche puis mené une grossesse à terme. J’ai été sidérée par la violence du premier trimestre et l’absolu désert de la prise en charge. J’ai aussi été étonnée de voir que rien n’avait été écrit sur ce sujet. J’ai donc décidé de le faire moi-même, convaincue qu’il y avait là un tabou à lever. J’ai modestement espoir que ce livre contribue à faire évoluer la prise en charge du premier trimestre, qu’on arrête de nous considérer enceintes à partir de trois mois seulement, qu’on arrête de laisser les parents isolé·e·s dans cette période anxiogène et parfois douloureuse.

Et mère alors !

POUR ALLER PLUS LOIN…

📖 Trois mois sous silence, Judith Aquien, Payot, 2021
🖼 mespresquesriens, compte Instagram de sensibilisation sur la fausse couche et le deuil périnatal