À Solal
« Alors que les parents décident la plupart du temps de garder leur douleur secrète, eux ont décidé de tout montrer, de tout partager, ça devient n’importe quoi ! » Ainsi Cyril Hanouna introduisait-il une séquence intitulée « Vie privée : les stars vont-elles trop loin ? », diffusée le 6 octobre dernier dans l’émission Touche pas à mon poste, sur C8. Le motif de son indignation ? Des photos postées sur Instagram par Chrissy Teigen et son mari, le chanteur John Legend, lors du décès de leur troisième enfant, mort in utero. On y voit la jeune femme en larmes sur un lit d’hôpital, puis le couple étreignant le corps sans vie du bébé prénommé Jack. La démarche n’a pas manqué de choquer les chroniqueur·euse·s de l’émission. Gilles Verdez se scandalise de ce que ce bébé ait été prénommé, et dénonce une « scénarisation de l’intime ». Les jours suivants, de nombreux « paranges » (c’est ainsi que se qualifient les parents ayant perdu un bébé) ont, au contraire, salué le geste du couple américain et ont prié Monsieur Hanouna d’aller se faire cuire un œuf, bien mal placé qu’il est pour parler de pudeur.
Bien qu’elle soit présentée par l’animateur de C8 comme une terrible dérive de nos sociétés contemporaines, la ritualisation autour de la mort des bébés ne date pas d’hier. Dans l’Europe médiévale et moderne, majoritairement catholique, le baptême est le principal rite qui confère un statut au nouveau-né. Entre le XVIIe et le XIXe siècle, on assiste même à des baptêmes in utero pour les fœtus dont on craint le décès avant la naissance. Aujourd’hui, si les sacrements ont perdu de leur importance, beaucoup de parents tiennent à « baptiser » l’enfant, au sens de « lui donner un prénom », comme en témoigne Marie Toinet-Segura dans une vidéo publiée sur son compte Instagram @ellie_petite_etoile : « Quand une personne naît, on lui donne un prénom, et quand elle meurt, on continue à l’appeler par son prénom, parce que c’est précisément cela qui fait son identité. » D’un point de vue légal, pour un décès survenu entre 15 et 22 semaines d’aménorrhée (SA), les parents ont le choix de prénommer ou non l’enfant, de le mentionner ou non sur le livret de famille et d’organiser des funérailles. Après 22 SA, la déclaration à l’état civil devient obligatoire, ainsi que le choix d’un prénom et l’inhumation ou la crémation, mais seulement si le bébé est déclaré vivant à la naissance et décède ensuite.
Autrefois, ces morts étaient entourées de rituels, qui pouvaient apaiser la douleur des parents. Aujourd’hui, elles font partie de l’inacceptable, de l’indicible, du scandaleux.
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Fixer le souvenir de l’enfant décédé est également une pratique très ancienne. « Dès les XVe et XVIe siècles, on voit apparaître, dans certaines grandes familles d’Allemagne ou des Flandres, la volonté nouvelle de garder le souvenir des petits morts. », rappelle Marie-France Morel dans « La mort d’un bébé au fil de l’histoire ». Les nourrissons défunts sont alors représentés sur des peintures aux côtés des vivants, comme faisant partie intégrante de la famille. Avec l’invention de la photographie, au milieu du XIXe siècle, les clichés de bébés sur leur lit de mort se démocratisent. L’enfant est paré, richement vêtu, couronné de fleurs. Pour Marie-France Morel, ces photos « sont le témoignage irréfutable qu’il y a bien eu conception, gestation, naissance et vie, même très brève, d’un enfant qui a le droit d’être pleuré par les vivants et d’être accompagné dans la mort par un vrai rituel ». Ma sœur Cécile, 38 ans, qui a récemment subi une IMG à sept mois de grossesse et me fait l’honneur de témoigner ici, le confirme : « Ce bébé, considéré par d’autres comme un amas de cellules, a vécu sept mois dans mon ventre. On ne peut pas dire qu’il n’a pas existé. Les rituels, les photos, sont indispensables pour ancrer cet enfant dans notre récit familial, pour que le deuil puisse se faire. »
Nommer, photographier, déclarer l’enfant, lui offrir une sépulture, ces rites nécessaires sont déconsidérés dans nos sociétés contemporaines. Comme le précise Marie-France Morel, « Autrefois, ces morts […] étaient entourées de rituels, qui pouvaient apaiser la douleur des parents. Aujourd’hui, elles […] font partie de l’inacceptable, de l’indicible, du scandaleux ». En France, la mort périnatale (qui survient durant la grossesse, à la naissance ou dans les sept premiers jours de vie) concerne 7 000 familles chaque année, mais reste encore largement passée sous silence. « Pourtant, témoigne Cécile, on a terriblement besoin de parler de cet enfant. Les non-dits, le malaise, c’est ça qui fait mal. » Pour Valérie Benhaïm, une autre des chroniqueuses de Touche pas à mon poste, Chrissy Teigen et John Legend ont « brisé l’ultime tabou ». Précisément. Bien plus qu’une « scénarisation de l’intime », la démarche du couple américain vise donc à lever ce tabou, pour qu’à l’avenir les parents endeuillés n’aient plus, justement, à « garder leur douleur secrète ».
Et mère alors !
Pour aller plus loin…
- « Mort d’un bébé, deuil périnatal, témoignages et réflexions », Spirale, vol. no 31, no. 3, 2004
- Le bonheur en partant a dit qu’il reviendrait, témoignage sur le deuil périnatal de Cindy Bouquement (auto-édité, 2020)
- Association Petite Émilie, accompagnement et sensibilisation autour de l’IMG et du deuil périnatal