Amandine Gay : « Il faut sortir de la centralité du lien biologique. »

© BRUNO COUTIER / AFP

Amandine Gay est réalisatrice, autrice, et militante afroféministe. Elle a réalisé Ouvrir la voix, un documentaire qui donne la parole à des femmes noires afrodescendantes, et Une Histoire à soi, centré sur les récits de cinq personnes adoptées. Dans son livre Une poupée en chocolat, elle explore les questions d’identité, de filiation et de parentalité au prisme de sa propre trajectoire d’adoptée. Cette interview utilise le féminin générique, conformément au choix de l’autrice.

Fabienne Lacoude : Vous ouvrez votre livre avec ce chiffre glaçant : les personnes adoptées ont quatre fois plus de risques de se suicider que les autres. En l’occurrence, c’est le suicide d’un de vos anciens camarades de classe, Stanislas, qui a déclenché le besoin impérieux d’écrire Une poupée en chocolat. Pourquoi était-il devenu urgent d’écrire votre récit et celui des autres adoptées ?

Amandine Gay : En 2015, j’ai déménagé au Québec, où j’ai entamé un travail sociologique sur la mobilisation politique des adoptées. J’ai aussi rejoint L’Hybridé, une association québécoise par et pour les personnes adoptées. Avant cela, j’étais engagée politiquement sur les questions féministes, raciales, mais pas sur l’adoption. En 2017, Ouvrir la voix est sorti en salle et Stanislas s’est suicidé quelques jours avant, ce qui m’a énormément affectée. Ça a déclenché une prise de conscience mêlée de culpabilité. J’ai réalisé que, même si j’étais adoptée, j’avais bénéficié de certains privilèges. Or, ce n’est pas le cas de toutes les adoptées, dont beaucoup sont isolées et manquent de ressources spécifiques pour aborder leur identité d’adoptées, racisées ou non, ce qui génère beaucoup de souffrance. Je me suis donc donné pour mission de produire des ressources pour ces personnes, pour créer du lien, faire de la pédagogie, mais également me faire plaisir.
 
F.L. : Comme beaucoup de féministes, j’ai longtemps considéré l’accouchement sous X comme un droit favorable aux femmes. Est-ce que j’ai eu tort et, si oui, pourquoi ?
 
A. G. : Il ne faut pas confondre accouchement sous le secret et anonymat des mères de naissance. La possibilité d’accoucher sous le secret a été mise en place sous la Troisième République. À l’époque, il s’agissait de permettre aux femmes de cacher leur grossesse et leur accouchement (pour éviter l’opprobre ou le temps d’améliorer leur situation — économique, conjugale, etc.), mais les liens de filiation n’étaient pas rompus, les mères pouvaient donc revenir chercher leurs enfants. Dans une France très conservatrice, sans moyens de contraception, cette loi était progressiste, car elle permettait à ces femmes de poursuivre leur vie sans être mises au ban de la société. En 1941, sous le régime de Vichy, la loi a évolué pour imposer l’anonymat aux mères de naissance. Le but était de les faire disparaître, de couper les liens, pour offrir des enfants adoptables à la Patrie. Le but n’a jamais été de libérer les femmes. L’accouchement sous X impose aux femmes de vivre un accouchement et un post-partum sans pouvoir en parler à personne. Il leur impose de prendre une décision dans un moment d’extrême vulnérabilité, avec seulement trois mois pour changer d’avis. Il crée des orphelines et rend les mères de naissance incompétentes à vie. Or, personne n’est jamais allé leur demander comment elles l’avaient vécu. Un dispositif ne peut pas être féministe s’il exclut les personnes concernées. Maintenir le secret, c’est maintenir le tabou. D’ailleurs, vous ne trouverez personne pour vous dire : « Salut, je me suis séparée d’une enfant il y a 15 ans ». À qui profite ce secret ? Le plus souvent à des familles blanches de classe moyenne qui, sans en avoir conscience, bénéficient du travail reproductif de femmes pauvres, souvent racisées. Malheureusement, l’anonymat a des conséquences quotidiennes pour les adoptées. Par exemple, j’ai eu beaucoup de difficulté à obtenir une hystérectomie parce que je n’avais pas accès à mes antécédents médicaux.

Maintenir le secret, c’est maintenir le tabou. Vous ne trouverez personne pour vous dire : “Salut, je me suis séparée d’une enfant il y a 15 ans.”

 

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F. L. : Dans le livre, vous racontez cette anecdote terrible où, durant une séance de dédicace, une mère adoptante vous demande comment éviter que son petit garçon noir ne « cherche la compagnie des noires et se mette à avoir de mauvaises fréquentations ». Vous racontez aussi que vos propres parents, bien que « plutôt éveillés sur les questions raciales », n’étaient pas forcément « équipés pour accompagner deux enfants noires ». Comment les parents blancs d’enfants racisées peuvent-ils (doivent-ils) accompagner au mieux leurs enfants dans leur construction identitaire ?
 
A. G. : La première étape, c’est la prise de conscience. Faire venir une enfant racisée dans une famille blanche s’accompagne d’une responsabilité, surtout dans un pays comme la France, où la question raciale est compliquée. Les personnes adoptantes ont encore beaucoup de mal à se décentrer, à (re)connaître la suprématie blanche comme régime politique. Ensuite, le rôle des institutions qui encadrent l’adoption est fondamental. Si elles étaient compétentes et en avaient la volonté, elles proposeraient systématiquement des formations pour faire grandir les compétences raciales des personnes blanches qui adoptent des enfants racisées (ne serait-ce que pour des aspects très pratiques comme le soin de la peau ou des cheveux). Elles feraient de la pédagogie sur le racisme systémique. Elles travailleraient en collaboration avec les adoptées pour encourager les initiatives collectives, l’organisation d’événements, le partage de ressources… Elles se saisiraient également des enjeux de santé mentale qui traversent l’adoption. Malheureusement, ces institutions sont, au mieux, incompétentes, au pire, elles résistent.
 
F. L. :Comment pourrait-on inventer des modèles plus vertueux, réellement organisés dans « l’intérêt supérieur de l’enfant » ? Existe-t-il des alternatives à l’adoption plénière ?
 
A. G. : Mettre les enfants au centre est très important. Actuellement, tout est fait pour éviter l’inconfort aux parents adoptants, alors que la priorité devrait être donnée à l’équilibre des enfants. En France, l’adoption simple permet d’adopter une enfant sans rupture des liens de filiation. Au Québec, le système de la banque mixte permet aux enfants d’être placées à long terme dans une seule et même famille d’accueil, sans rupture de liens avec la famille biologique. Au bout de quelques années, si les parents biologiques ne parviennent pas à remettre à flot leur situation, l’enfant devient adoptable dans sa famille d’accueil. Ce n’est pas facile, soyons honnêtes. Il faut accepter que l’enfant circule entre plusieurs milieux sociaux, culturels, avec les difficultés que cela implique. Il faut accepter l’enfant avec son histoire. Mais cela garantit une stabilité aux enfants, sans en faire des orphelines.
 
F. L. : Dans votre livre, vous dites clairement n’avoir jamais désiré être enceinte, ce qui ne vous empêche pas d’être mère. Par ailleurs, vous faites des ponts entre les problématiques des adoptées et celles des enfants élevées dans des familles queer. Quelle est aujourd’hui votre conception de la famille et votre idée de la transmission ?
 
A. G. : Quand j’étais enfant, j’avais besoin d’être en contact avec d’autres personnes, de passer du temps dans les familles de mes amies noires ou arabes. D’autres adultes peuvent tenir un rôle dans la vie de nos enfants et nous pouvons tenir un rôle dans la vie d’autres enfants. Aujourd’hui, je me considère comme la mère de mon beau-fils, même si j’ai eu plus de mal que lui à l’assumer. Cette relation m’a appris à apprécier le fait de s’être choisis. Au fond, tout le monde devrait se poser sincèrement certaines questions : Est-ce que j’ai envie d’être enceinte ? De faire famille ? Dans quelles conditions ? Qu’ai-je envie de transmettre ? Il faut changer de paradigme, sortir de la centralité du lien biologique. En France, les familles queer et adoptantes sont les personnes les plus surveillées dans leur parentalité (enquêtes sociales, expertises psychiatriques, etc.) Mais en fait, ce sont les personnes les mieux équipées pour faire famille. Finalement, tout le monde devrait passer par ce parcours avant de devenir parent.

Et mère alors !

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Cet article est le premier d’une série consacrée à l’adoption au prisme du féminisme.

POUR ALLER PLUS LOIN…

📖 Vanina Mozziconacci. Qu’est-ce qu’une éducation féministe ? Égalité, émancipation, utopie. Éd. de la Sorbonne (2022).

La recommandation de Vanina Mozziconacci :
🍿 Petite maman, de Céline Sciamma, « car c’est un film dans lequel une petite fille peut voir sa mère comme une soeur ».