Cinquième trimestre : le berceau des inégalités

Crédit illustration : le cinquième trimestre de Kate Foster (Catherine Reitman) de retour au travail dans la série Workin' Moms
Crédit illustration : le cinquième trimestre de Kate Foster (Catherine Reitman) de retour au travail dans la série Workin' Moms

La reprise du travail, choses dont je me souviens.

Alors, mon retour de congé de maternité… D’abord, j’étais hyper contente de reprendre. Lorsque la porte de chez la nounou s’est refermée, j’ai senti le poids qui pesait sur ma poitrine s’alléger d’un seul coup. Je me suis élancée vers ma vie de femme indépendante d’un pas décidé et, si j’avais su danser, j’aurais probablement entamé une chorégraphie style Chantons sous la pluie, pirouettes, claquettes et tours de réverbères. Au travail, j’ai reçu un accueil sympathique, mais sans effusion. Rien de particulier n’avait été organisé pour mon retour. Mon collègue de bureau s’est mis en tête de m’appeler « Maman ». Je l’ai fermement prié d’arrêter. À la cantine, un autre collègue m’a demandé devant tout le monde : « Alors, ça s’est bien passé ? T’as pas eu le truc là… comment on dit… le baby-blues ? » J’ai répondu non, alors que c’était oui, et même que ça s’appelle dépression et pas baby-blues. Je ne voyais pas comment parler de ça entre les « carottes râpées à l’orientale » et le « médaillon de porc sauce forestière ». Pour le reste, j’ai repris mon poste et retrouvé des habitudes qui n’avaient pas évolué d’un pouce — café à 9 h, pause dej’ à midi pile, café à 14 h, pause goûter à 16 h. Ce train-train, que j’appréciais avant mon départ, m’est rapidement devenu intolérable. La maternité ayant provoqué chez moi une sorte de hard-reboot complet, je n’ai jamais réussi à me réadapter. Mes demandes d’évolution de poste n’aboutissant pas, j’ai fini par quitter l’entreprise. Je n’ai jamais regretté, même si, depuis, je me suis considérablement précarisée.

Cinquième trimestre, c’est là que ça se corse

La reprise du travail après un congé de maternité n’a rien d’anodin. Pour le monde extérieur, ce moment est considéré comme celui du retour à la normale alors que, pour les mères, c’est une période de bouleversements intimes, familiaux et organisationnels sans précédent. C’est aussi le début de creusement des inégalités domestiques et salariales. Pour sensibiliser à ces enjeux, Clémence Pagnon et Isma Lassouani, spécialistes de l’articulation entre parentalité et travail au sein du cabinet Issence, ont publié en fin d’année 2021 un rapport d’enquête [1] sur ce « cinquième trimestre », un moment critique, trop souvent vécu dans la solitude et l’isolement.

Trois mois, ça ne suffit pas

D’après l’enquête, le retour au travail, c’est d’abord une réalité que l’on repousse. Ainsi, sept répondantes sur dix déclarent avoir prolongé leur congé maternité d’au moins trois mois. Pour rappel, la durée légale du congé de maternité post-accouchement en France est de dix semaines, une durée jugée insuffisante pour de nombreuses mères. D’autant plus qu’à cet âge, seul un bébé sur quatre fait ses nuits. Pas simple de se réadapter aux journées de huit heures et aux blagues lourdes de Jean-Michel avec des nuits en kit, un périnée pas gégé et, pour certaines, un allaitement qui se poursuit. Et puis, il y’a la question des modes de garde. D’après le Centre d’observation de la société, en 2015, 44 % des enfants de moins de 3 ans ne bénéficiaient d’aucun mode de garde formel (crèche ou nounou). Qu’elles le choisissent ou qu’elles y soient contraintes, de nombreuses femmes diffèrent donc leur retour au travail, rabotant leurs congés payés ou sacrifiant une partie de leurs revenus en posant un congé parental (nota bene : 98 % des personnes en congé parental sont des femmes).

Certains employeurs, non sans un certain paternalisme, décident de ne pas proposer tel poste, tel dossier ou telle mutation à une nouvelle mère, présupposant que cela impacterait trop sa vie privée.

 

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66 % témoignent d’un impact négatif du congé maternité sur leur vie professionnelle.

 À leur retour, 28 % des répondantes déclarent n’avoir pas retrouvé leur poste (changement de la fiche de poste, de place dans l’organigramme ou déplacement de leur bureau physique). Globalement, 66 % témoignent d’un impact négatif du congé maternité sur leur vie professionnelle. Quand elles ne sont pas purement et simplement mises au placard, elles peuvent subir un coup de frein brutal dans leur carrière. Une promotion ? Désolé, vous n’avez pas rempli vos objectifs. La titularisation ? On verra l’année prochaine. Votre augmentation ? Impossible, vous venez juste de revenir ! Par ailleurs, beaucoup d’employeurs considèrent que « maman » égale « pas dispo », comme me l’a expliqué Clémence Pagnon : « L’idée selon laquelle une mère fait forcément passer ses enfants avant sa carrière est très ancrée. Certains employeurs, non sans un certain paternalisme, décident de ne pas proposer tel poste, tel dossier ou telle mutation à une nouvelle mère, présupposant que cela impacterait trop sa vie privée. » Selon le dernier baromètre du Défenseur des droits, la maternité est la troisième source de discrimination des femmes au travail après leur sexe et leur apparence physique.

« Souvent, c’est à la mère de se sacrifier. »

Enfin, le cinquième trimestre, c’est le rude apprentissage de la conciliation vie pro/vie perso qui consiste, en gros, à faire (sans échauffement et sans montrer que c’est dur) le grand écart entre deux univers considérés comme hermétiques. « J’avais l’impression d’être toujours en retard pour récupérer mon enfant et pas assez impliquée au travail parce que, à 17 h, il fallait partir vite », témoigne une répondante à l’enquête d’Issence. « Le moindre caillou dans la machine (grève, enfant malade…) me faisait paniquer. Quand votre famille n’est pas à côté, vous devez vous débrouiller à deux et, souvent, c’est à la mère de se sacrifier », raconte une autre. Et on ne parle même pas des mères solos ! Concilier, en théorie, ça concerne tout le monde. En pratique, c’est un truc de daronne. En 2018, les femmes qui travaillent étaient quatre fois plus souvent à temps partiel que les hommes. Plus les femmes ont d’enfants, plus elles réduisent leur temps de travail alors que les hommes ne prennent pas plus leurs mercredis quand ils ont plusieurs enfants (8 % seulement des pères de familles nombreuses travaillent à temps partiel contre 41 % des mères). Les femmes sont aussi plus attentives que leurs partenaires à travailler à proximité de chez elles et pas trop loin de la crèche ou de l’école. Quand elles le peuvent, elles privilégient des entreprises qui leur permettent de travailler à temps partiel ou avec des horaires flexibles. Ces conditions permettent de concilier vie familiale et vie professionnelle, mais réduisent leurs marges de négociation avec les employeurs et leurs opportunités salariales. Résultat : tous âges confondus, dans le secteur privé, l’écart de salaire entre pères et mères est de 23 % contre « seulement » 7 % pour les salarié·e·s sans enfant.

« Les entreprises doivent d’abord respecter la loi. »

La presse féminine ne manque pas de conseils pour un cinquième trimestre réussi. Le site Mum to be, par exemple, considère que « l’un des meilleurs moyens pour bien revenir consiste à ne jamais vraiment couper avec son travail » ce qui est « bien vu par la hiérachie » (tu m’étonnes !) Idem chez 20minutes où la daronne en post-partum aura pris le soin de « conserver un lien avec [ses] collègues » et de «lire la presse professionnelle […] afin de rester à jour ». De nombreux sites comme le Journal des Femmes conseillent aussi de « se faire plaisir » (et de délester un peu son portefeuille) : « Pour votre retour au travail, faites-vous plaisir en vous achetant de nouveaux vêtements. Chaussures, chemisiers, vestes vous redonneront confiance en vous pour un retour au travail en toute beauté ». En plus de réduire le temps effectif de congé de maternité (relever ses mails et lire la presse professionnelle, c’est du travail) et de les accabler de nouvelles injonctions, cette posture rend les femmes responsables de la réussite ou de l’échec de leur reprise. Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, si ça vous fait plaisir, mais la responsabilité individuelle ne saurait effacer la responsabilité des entreprises et de la société toute entière. Comment, alors, prendre en charge collectivement les enjeux du cinquième trimestre ? « Les entreprises doivent d’abord respecter la loi, rappelle Clémence Pagnon. Dans notre enquête, 81 % des femmes ont repris le travail sans bénéficier de leurs droits (visite médicale, entretien de retour avec leur responsable). Il y a aussi un travail de déconstruction à faire autour des stéréotypes : une salariée devenue maman n’est pas nécessairement moins impliquée. » Messieurs-dames des ressources humaines, il est temps de vous mettre à la page. Pour vous y aider, Clémence Pagnon et Isma Lassouani, d’Issence, Judith Aquien, autrice de Trois mois sous silence et Selma El Mouissi, cheffe de projets chez Haigo, ont élaboré le Parental Challenge, un guide pratique à destination des chef·fe·s d’entreprises et des services RH qui présente 100 actions concrètes (et, pour la plupart, gratuites) à mettre en place pour une meilleure prise en compte de la naissance et de la jeune parentalité en entreprise.

Cinquième trimestre : un changement culturel

Plus globalement, il est temps d’admettre que oui, les parents de jeunes enfants ont plus de contraintes et que non, iels ne peuvent pas être aussi investi·e·s qu’avant dans leur travail, au moins quantitativement. Il faut, bien sûr, prévoir une meilleure répartition des congés parentaux et du travail domestique pour que les contraintes de la vie privée cessent de peser exclusivement sur les femmes. Mais il faut surtout bousculer les normes qui régissent le monde du travail salarié : présentéisme, productivisme, individualisme, concurrence etc. Clémence Pagnon est confiante : « La crise du Covid nous a montré que le mythe de la séparation des sphères ne tient plus. Aux postes de direction, de plus en plus de jeunes parents de la génération Y œuvrent pour donner une véritable place à la parentalité en entreprise. Le changement culturel est en cours. » Pour ma part, j’ai décider d’arrêter de vouloir tout faire et tout faire bien (enfin, j’essaye). Dans Pourquoi les pères travaillent-ils trop ? (Albin Michel, 2019), la psychologue Sylviane Giampino décrit les enfants comme des « ralentisseurs humanisants ». Prenons exemple sur nos enfants : humanisons nous, ralentissons !

Et mère alors !

[1]Résultats portant sur 680 femmes ayant expérimenté un retour de congé maternité en tant que salariées en France. Questionnaire diffusé entre juillet et octobre 2021 via le site Internet et les réseaux sociaux d’Issence. L’échantillon n’est pas représentatif de la l’ensemble de la population : 6 répondantes sur 10 sont cadres supérieures et plus de 98 % vivent en couple.

POUR ALLER PLUS LOIN…

📱 Melly Demelo, une application qui accompagne les parents dans la traversée du cinquième trimestre.
🎧 La reprise, le podcast de Thi Nhu An qui explore a fin du congé maternité / paternité / parental, et la reprise (ou pas) du travail.
📺 Workin’ Moms, l’incontournable série de Catherine Reitman qui aborde largement les enjeux du cinquième trimestre.