Le 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis d’Amérique a révoqué l’arrêt Roe v. Wade de 1973 qui garantissait le droit à l’avortement pour toutes les Américaines. Chaque État est désormais libre d’autoriser ou non l’IVG (interruption volontaire de grossesse) et d’en fixer les conditions. Au total, la moitié des 50 États américains devraient profiter de la décision de la Cour suprême pour interdire ou fortement limiter le droit à l’avortement.
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En général, face à l’actu, j’ai besoin de réfléchir longtemps, de me protéger du bruit ambiant, de ne pas y ajouter mon propre bourdonnement. C’est pourquoi je traite souvent de sujets de fonds, pas nécessairement liés à l’actualité immédiate. Mais aujourd’hui, je ne pouvais pas parler d’autre chose. Ça n’aurait eu aucun sens. C’était soit parler d’avortement, soit se taire.
Pardonnez-moi mais : ta gueule
La question, bien sûr, c’est : quoi dire ?
Faut-il répondre encore, encore, encore à celles et ceux qui se permettent de hiérarchiser nos avortements, les uns considérés comme indispensables – viol, inceste ; les autres comme acceptables – une fois ça passe, pauvre, ça va, plusieurs enfants, allez on peut comprendre ; les derniers comme confortables ? Faut-il encore répondre à celles et ceux qui, singeant Simone Veil, répètent à l’envi : « C’est toujours un drame » (n’est-ce pas Monsieur Macron ?) Pardonnez-moi mais : ta gueule. Faut-il encore leur expliquer, alors qu’ils en ont la preuve sous les yeux, que les droits des femmes ne sont jamais acquis ? Faut-il faire étalage de notre blessure ? Verser nos larmes et les laisser nous rassurer ? Je ne veux plus expliquer pourquoi le droit à l’avortement est un droit fondamental pour les femmes et toutes les personnes porteuses d’un utérus. Je ne veux plus citer les chiffres qui montrent que la majorité des avortements concernent des femmes qui prenaient une contraception. Je ne veux pas afficher un cintre ensanglanté sur mon mur Facebook. Je ne veux pas leur faire cadeau de mon désespoir. Quoi, alors ? Quoi faire, quoi dire ?
Tout ce que je peux dire, c’est que j’en avais besoin. Tout ce que je sais, c’est que c’était mon droit.
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Raconter, peut-être
Dans un récent épisode de La poudre, Audrey Diwan, réalisatrice du film L’événement, adapté du roman d’Annie Ernaux, disait qu’elle avait eu envie de réaliser ce film après avoir pris conscience, lors de son propre avortement, du manque de représentations de cet acte dans l’Art. Elle disait : « Il faudrait multiplier les récits ». C’est ce que certaines s’emploient à faire depuis quelques temps. Il y a eu Pauline Harmange avec Avortée (ed. Daronnes, 2022), il y a eu, avant ça, cette sublime scène d’avortement dans Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, et il y’a, depuis quelques jours, des centaines, des milliers de femmes qui énumèrent, racontent, décrivent leurs avortements sur les réseaux sociaux.
Je veux bien raconter aussi, mais je vous préviens, ce sera court.
En 2013, j’ai avorté. Je ne vous dirai pas pourquoi, je ne vous dirai pas dans quelles circonstances, je ne vous dirai pas si cette grossesse était le résultat d’un échec de contraception ou bien d’une imprudence, je ne vous dirai pas si j’étais en couple à ce moment-là, je ne parlerai pas de ma situation financière, je ne vous dirai pas si c’était ma première, ma deuxième ou ma dixième IVG, je ne vous dirai pas si j’ai pleuré, si j’en suis ressortie le cœur lourd ou bien léger. Je ne vous dirai pas si j’ai eu du mal à m’en remettre, si j’y repense souvent, de temps en temps ou jamais. Il y a dix ans, j’ai avorté. C’était mon choix et je n’ai rien à expliquer. Tout ce que je peux dire, c’est que j’en avais besoin. Tout ce que je sais, c’est que c’était mon droit.
Je suis d’accord avec Audrey Diwan lorsqu’elle dit qu’il faut multiplier les récits. Mais ça dépend dans quel but. Offrir nos histoires à nos sœurs pour les rendre plus fortes : mille fois oui. Visibiliser par l’Art cette expérience universelle : oui. Jeter nos histoires en pâture et laisser les journalistes, les politicien·nes de tous bords et l’ensemble de la twittosphère s’en emparer pour nourrir la bête : non merci. En ce moment, toutes ces histoires m’apparaissent comme de terribles justifications. Comme si nous cherchions encore à prouver que nous sommes légitimes quand nous réclamons le droit de décider de nos propres vies. Nos raisons d’avorter n’ont pas plus d’importance que la longueur de la jupe d’une femme violée. Nous ne sommes coupables de rien.
Parole vs backlash
Il y a quinze ans, Tarana Burke lançait la première campagne Me Too pour rassembler les victimes de violences sexuelles. Dix ans plus tard, la déferlante #MeToo se déversait sur le monde. « Libération de la parole », ils disaient. « Libération de l’écoute », nous disions. Comme nous étions naïves. Depuis des années, nous parlons, et parlons, et parlons encore. En matière d’avortement, nous parlons depuis la nuit des temps. Nous leur donnons nos histoires, nous leur offrons nos intimités ravagées. Et pour quel résultat ? Une oreille faussement tendue, une oreille voyeuse, en réalité. Et un vrai backlash, d’une violence sans précédent. J’appelle ça nous cracher au visage, nous fouler au pied. Alors même si je comprends l’envie et le besoin de témoigner, l’heure n’est plus à raconter, ni à nous justifier, ni à demander poliment. L’heure est au combat.
Et mère alors !