En fin d’année, mon amie V. m’envoie un message privé sur Instagram : « Punaise y’a une autre milf mais à l’opposé de toi, on dirait bien… » Comment ? Une autre MILF ? Un brin offusquée, je me rends sur la page incriminée et je découvre MILF, ou mother i’d like to follow, un guide papier des « 100 instamums à suivre en 2021 », proposé par le magazine Little en collaboration avec Instagram, dans lequel 10 « milf en chef » (les influenceuses les plus suivies de la sphère parentale) y recommandent 100 autres milf à « follow absolument ». En bas de la page, on me propose de « shopper le MILF ». Ni une, ni deux, je shoppe. Et je me retrouve quelques jours plus tard avec, entre les mains, un magazine de plus de cent pages, beau papier, belle composition, aux couleurs rose-orangé d’Instagram.
Alors qui sont-elles, ces milf qui me font concurrence ?
Les milf à la sauce Insta se définissent avant tout par ce qu’elles ne sont pas. Elles sont « sans tabou », « sans chichi », « sans complexe », « sans cliché », « sans artifice », « sans pression », « sans faux-semblants » et surtout, surtout, elles sont « sans filtre ». Ce terme revient une quinzaine de fois tout au long du guide. Pourtant, les comptes de ces influenceuses, passionnées de déco, de mode ou de loisirs créatifs, affichent une esthétique très léchée, où rien n’est laissé au hasard. Le plus important est d’avoir un « univers » tantôt « poétique et délicat », tantôt « pop et coloré », mais clairement pas « sans filtre ».
Ici, on croise essentiellement des « mamans », avec une survalorisation du profil de la « maman louve », forte, courageuse et protectrice, qui revient à plusieurs reprises. On rencontre aussi beaucoup de « mums », de la « wonder-mum » à la « working-mum » en passant par l’incontournable « mum-preneur ». Par contre, aucune « mère » à l’horizon et pas plus de pères. Certaines ont un « super mari » mais on ne le voit presque jamais. On évite aussi autant que possible le terme « féministe », qui n’apparaît timidement qu’une ou deux fois dans le guide. Ici, on ne fait pas de politique. La maman Instagram, c’est avant tout la « bonne copine », ce « genre de nana » fraîche, sympa, souriante avec laquelle on se voit bien boire le thé sur une plage du Cap-Ferret tandis que les « kids » s’ébrouent gaiement, cheveux aux vents, dans des « looks à croquer » telles de charmantes publicités ambulantes. L’inverse de la féministe hystérique radicale, quoi. Les valeurs exaltées sont la douceur, la tendresse, la discrétion, la modestie, la joie de vivre, l’énergie, la créativité, la fraîcheur, l’authenticité, la sincérité, la bienveillance. Mais l’instamilf n’en a pas moins des idées, des valeurs, des principes. Elle « assume » (très important), mais reste consensuelle. « Elle fait part de ses choix sans pour autant être donneuse de leçons », elle sait « transmettre et faire réfléchir sans jamais heurter ou émettre de jugement ». Car Instagram est un monde de lin lavé et de tempérance. Les photos doivent être « parfaites sans être énervantes ». On peut « parler de ses enfants et de l’amour qu’on leur porte », mais « sans verser dans la mièvrerie agaçante », on peut « montrer son amoureux et ses gosses », mais « sans tomber dans le voyeurisme ». Oui, c’est subtil. Une rhétorique du « ni trop ni trop peu » à rendre dingue qui trouve son paroxysme dans la formule phare du bouquin : « parfaitement imparfaites ».
Sous des dehors inoffensifs, cette rhétorique bourrée d’injonctions contradictoires impose une image hégémonique de la bonne mère, le plus souvent blanche, riche et hétérosexuelle, intimement liée à l’apparence et à la consommation.
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À l’arrivée, mettez toutes ces femmes dans un shaker et vous obtiendrez la « bonne mère » millésime 2021. Une « girl next door » décomplexée, qui fait tout bien, mais sans excès, sans forcer, avec style et dans la bonne humeur s’il vous plaît. C’est, par exemple, Marion : une « nana qui masterise le filtre Instagram mieux que sa fille de 13 ans, qui se met à Tik Tok en comprenant comment ça marche, qui gère son e-shop, ses galères de maman solo, le tout sur des talons de 12 et sans jamais se départir de sa légendaire autodérision ».
Sous des dehors inoffensifs, cette rhétorique bourrée d’injonctions contradictoires impose une image hégémonique de la bonne mère, le plus souvent blanche, riche et hétérosexuelle, intimement liée à l’apparence et à la consommation. Elle conduit à « une obligation presque morale pour les mères de s’emparer constamment des choses les plus saines, les mieux conçues et les plus éducatives pour leur progéniture, souvent avec l’obligation presque simultanée de prouver leur féminité à travers d’autres artefacts et produits », comme l’explique la sociologue Natalia Krzyżanowska dans son article « The commodification of motherhood: normalisation of consumerism in mediated discourse on mothering » (en anglais). La figure de la « bonne copine », savamment orchestrée, procure un sentiment d’identification : cette maman si « inspirante », branchée, sûre d’elle, joyeuse et épanouie, son mari sexy, ses enfants adorables, ça pourrait être toi. Et si tu veux ressembler à tel ou tel « genre de nana », ton intérieur/ta bouffe/tes fringues/tes gosses doivent ressembler à ça, donc tu dois acquérir tel objet (il semble que la marinière soit un incontournable) ou adopter tel mode de vie (plutôt slow-écolo-healthy-veggie). Malgré tout le soin que ce guide met à nous vendre de l’authenticité, je ne vois rien qui ressemble à ma maternité, ni à aucune de celles que j’observe autour de moi. Je ne vois aucune mère, aucun enfant, que des « mums » et des « kids » objectifiés, des archétypes plus ou moins réductibles à des hashtags – #nomade, #slowlife, #ecolo, #zerodechet, #naturelle, #maternante, #engagee – comme autant de cibles marketing. La « ménagère » est morte, vive la « milf ».
À Noël, mes parents m’ont offert, non sans provocation, un exemplaire du Savoir-faire et savoir vivre de Clarisse Juranville qui devait appartenir à mon arrière-grand-mère. En parcourant les pages jaunies de ce manuel des temps jadis, je me rends compte qu’il n’y a pas tant de différences entre ce « guide pratique de la vie usuelle », destiné à faire des jeunes filles du XIXe siècle de bonnes ménagères, et les comptes Instagram du XXIe siècle. Les valeurs ont changé (quoique), mais l’objectif reste le même : nous dire quoi faire, quoi penser et quoi acheter pour correspondre aux attentes de la société.
Et mère alors !
POUR ALLER PLUS LOIN…
Quelques comptes Instagram materféministes :
- Celui de MILF média, of course.
- Celui de la sociologue et militante Illana Weizman, à l’origine du hashtag #monpostpartum, et qui sort cette semaine son premier livre, Ceci est notre post-partum.
- Le compte Maman mais pourquoi, animé par Déborah Oulala, qui propose des témoignages et des analyses pointues.
- T’as pensé à, sur la charge mentale, fondé par Coline Charpentier et aujourd’hui animé collectivement.
- Le compte d’Élodie Arnould, pour se marrer un bon coup.
Je suis bien consciente que d’autres supers comptes ont été oubliés. J’en conseillerai de nouveaux dans de prochaines newsletters.