Chère tata

photo d'une classe de maternelle
Canva

Chère tata,
 
Depuis le retour des vacances de la Toussaint, tu es en grève. Une ou plusieurs fois par semaine, entre 11h30 et 13h30, tu rends ton tablier. Nous devons donc récupérer nos enfants entre midi et deux, à charge pour nous de trouver des solutions de garde, de poser des RTT ou des jours de congés. « Tata ». C’est ainsi qu’on te surnomme à Marseille, toi, agente territoriale spécialisée des écoles maternelles ou ATSEM. J’espère que tu ne m’en voudras pas de te tutoyer. Je ne le fais jamais d’habitude. Mais ici, je t’écris comme à une sœur ou à une amie, pour te dire que je partage ta détresse, même si je ne la vis pas. Tes revendications ? Plus de personnel et une meilleure reconnaissance de ton travail. Un travail pénible, mal payé, mal considéré, d’autant plus que les écoles marseillaises, en plus d’être insalubres pour certaines, souffrent d’un sous-effectif chronique. Sans parler du Covid qui n’arrange rien : tu dénonces des protocoles intenables. Et ça fait des années que ça dure ! À Marseille, les grèves des tatas rythment l’année scolaire aussi sûrement que Noël et Carnaval. Peut-être « parce qu’ il s’agit seulement d’affaires de bonnes femmes », comme le suggérait Prune Helfner-Noah, conseillère municipale La France Insoumise des 4e et 5e arrondissements de la ville, dans une lettre ouverte à Michèle Rubirola le 10 octobre dernier. En effet, tes grèves pèsent essentiellement sur les « mamans », les « mamies », les « nounous » et les « maîtresses », sans oublier les enfants. Il n’y a pas mort d’homme !

Mais qui es-tu et que fais-tu ? Officiellement, tu es « chargée de l’assistance au personnel enseignant pour la réception, l’animation et l’hygiène des très jeunes enfants ainsi que de la préparation et de la mise en état de propreté des locaux et du matériel servant directement à ces enfants ». Plus clairement, tu es le couteau-suisse de l’école maternelle. Tu découpes, colles, ranges, nettoies, tu mouches, habilles, déshabilles, soignes les bobos et sèches les larmes. Tu tires, pousses, portes, te baisses et te relèves des centaines de fois par jour. Morve, pipi, caca, vomi, bave, les sécrétions corporelles n’ont aucun secret pour toi. Et toutes ces petites mains qu’il faut laver, laver, laver, ainsi que toutes les surfaces, pour ne pas que le virus pénètre dans l’enceinte, devenue aseptisée, des écoles. Et puis, il y a le bruit, assourdissant, qui te reste même le soir, une fois rentrée chez toi, comme si tu avais une cour de récréation dans la tête. Au fond, comme le raconte ta collègue Marie Grosset dans Si vous saviez…, un recueil de témoignages sur le métier d’ATSEM autoédité cet été, tu as « l’impression générale d’être la boniche et d’en faire toujours plus ».

De la « maman » à la « tata », il n’y a qu’un pas, et il n’est pas cher payé.

 

Comme tous les métiers du care, ton travail est largement féminisé. En la matière, tu bats même un record puisque tu es une femme à plus de 99 %. Comme tous les métiers du care, ton travail est méconnu et déconsidéré. Le simple fait qu’on t’appelle « tata » en atteste. Une « tata » à l’école « maternelle », voilà qui ne fait pas très sérieux ! Le care, terme intraduisible en français, mélange de « soin » et de « sollicitude », désigne les activités de prise en charge des personnes vulnérables (jeunes enfants, personnes âgées, malades, en situation de handicap) ou, plus largement, selon la définition de la politologue américaine Joan Tronto, « tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer, et réparer notre “monde” de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible ».  Avec l’entrée massive des femmes dans l’emploi salarié au cours du XXe siècle, les activités de care, qui relevaient auparavant de la sphère familiale, se sont externalisées et professionnalisées, mais sont restées fortement attachées à des qualités « féminines » jugées naturelles donc peu valorisées. Comme l’expliquent les sociologues Geneviève Cresson et Nicole Gadrey dans un article de la revue Nouvelles questions féministes, il s’agit d’« effectuer sur le registre salarié des tâches déjà effectuées dans la sphère familiale. Les qualités dites féminines […] sont largement sollicitées […] même si leur reconnaissance – professionnelle et statutaire – et leur valorisation – financière notamment – laissent à désirer ». Pour résumer, de la « maman » à la « tata », il n’y a qu’un pas, et il n’est pas cher payé.

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En 2018, aux Assises de la maternelle, Emmanuel Macron t’a qualifiée de « trésor dont nous ne saurions nous passer ». Des louanges tempérées par le pédopsychiatre Boris Cyrulnik, président de ces assises, qui a rappelé qu’en Allemagne, par exemple, tu as un niveau master. En France, tu es seulement détentrice d’un CAP. Tu es un « trésor » de catégorie C payé 1 200 € par mois et, chaque jour, des enfants se « passent » d’ATSEM, faute d’effectifs suffisants. Mais on préfère imputer les forts taux d’absentéisme quotidien au « gros poil que tu as dans la main », dixit une internaute sur Facebook, plutôt qu’à la réelle pénibilité de ton travailpourtant reconnue par les référentiels professionnels« On nous dit que nous sommes des fonctionnaires, que nous sommes flemmardes, rapporte Catherine dans un article de MarsactuIl y a un manque de reconnaissance. Pourtant, quand on fait grève, les écoles ferment, c’est bien qu’on sert à quelque chose… »
 
Effectivement, chère tata, c’est grâce à toi que nous, parents de jeunes enfants, pouvons nous rendre au travail chaque jour et, sans toi, la maîtresse ne pourrait pas faire son job. On oublie trop souvent que c’est l’assignation des femmes peu ou pas diplômées au soin des enfants qui permet aux autres femmes de s’épanouir dans des métiers plus qualifiés. « Dans un monde interdépendant, sans le soin des un·e·s, ç’en est fini de la performance des autres », rappelle Fabienne Brugère dans L’éthique du care. Si j’ai eu envie de t’écrire, c’est pour te dire que je te soutiens, même si je suis parfois fâchée contre toi, comme quand tu as dit à ma fille qu’elle ne devait pas inviter de garçons dans sa chambre – « ça ne se fait pas » – ou que les femmes n’avaient pas le droit de fumer – « c’est pas beau ». Je sais ce que je te dois. Notamment de pouvoir écrire cette newsletter paisiblement installée dans mon canapé pendant que ma fille… se lave les mains, j’imagine.
 

***

 
Tu t’appelles Christelle, Béné, Nelly, Yaël, Marie. Tu n’as pas de nom de famille. Sur la photo de classe, au-dessus de ton masque, tes yeux ne sourient pas. Tu poses dans la blouse rose (évidemment), qui te différencies des enseignant·e·s. On ne mélange pas les torchons et les serviettes. D’ailleurs, la maîtresse et toi êtes positionnées de part et d’autre du banc où s’alignent les enfants. Simple question de composition ?
 
Et mère alors !

POUR ALLER PLUS LOIN…